J’ai toujours été fasciné par les mathématiques et par ceux qui les pratiquent au plus haut niveau, peut-être parce que je n’ai jamais excellé dans cette discipline.
Si le niveau moyen en maths en France n’est pas particulièrement élevé – comme le montrent les dernières enquêtes Pisa – l’élite mathématique française est, elle, reconnue dans le monde entier. En 2025, la France est, avec les États-Unis, le pays qui compte le plus de médailles Fields (14 chacune), l’équivalent du prix Nobel en mathématiques, décerné tous les quatre ans.
Parmi ces lauréats figure Pierre-Louis Lions, récompensé en 1994. Je l’avais découvert quand j’étais étudiant, à travers une conférence grand public donnée à l’Université de tous les savoirs en 2000. Même si ses travaux me dépassent, j’avais été séduit par son approche : mettre les mathématiques au service de problèmes concrets.

J’ai donc lu avec plaisir son autobiographie Dans la tête d’un mathématicien (humenSciences, 2020). Le ton est à son image : direct, décontracté, sans langue de bois, avec une pointe d’humour et parfois d’arrogance.
Lions retrace chronologiquement son parcours : des classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand à sa nomination, en 2002, comme professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Équations aux dérivées partielles et applications ». Il est aussi le fils de Jacques-Louis Lions, autre figure majeure des mathématiques françaises.
Spécialiste des équations aux dérivées partielles (EDP), il explique comment ces outils d’analyse servent à modéliser et prévoir des phénomènes évoluant dans l’espace et le temps : diffusion de la chaleur, propagation des ondes, évolution des prix financiers ou comportement de populations. On découvre ses collaborations avec chercheurs et industriels sur ce type de problématiques.
Comme les prix Nobel, les médaillés Fields sont rares sur le marché académique, et les meilleures universités mondiales se les disputent. Lions note que son salaire au Collège de France est d’environ 6000 € mensuels avant impôts, et qu’il pourrait être multiplié par 12 s’il acceptait un poste dans une université prestigieuse aux États-Unis. De quoi illustrer, une fois encore, la faiblesse des conditions offertes par l’enseignement supérieur français face à la fuite des cerveaux.
J’ai souri à la lecture de passages confirmant certains clichés sur les mathématiciens :
Le matin, il n’est pas rare que je reste coincé sous la douche pendant 30 minutes, occupé à faire aboutir un raisonnement intéressant qui a surgi au réveil. Pas terrible pour la planète…
Que se passe-t-il concrètement dans ma tête quand je réfléchis à un problème ? Ce n’est pas facile à expliquer. L’état dans lequel je me trouve en pleine réflexion est proche de la méditation. C’est un état de concentration absolue où une heure paraît durer 5 minutes. Je mets parfois la musique à fond, mais je ne l’entends pas. Je suis à 100 % dans l’instant présent. (p. 72)
Mais je dois avouer que j’attendais surtout le chapitre 13, « Lady Gaga et moi », où Lions évoque sa relation avec Cédric Villani. Médaillé Fields en 2010, Villani fut son doctorant. Leur première rencontre, en 1995, a tout d’une scène de roman. Nous sommes en 1995 et un collègue de Lions lui envoie un jeune normalien qui aspire à faire un doctorat. Un RDV est fixé à 15h dans un café près de l’ENS rue d’Ulm.
Au bout d’un quart d’heure d’attente, j’ai vu débarquer un genre d’escogriffe improbable courant dans ma direction. Sa démarche pressée faisait voltiger ses cheveux longs et les pans de son long manteau noir. A mesure qu’il s’approchait, j’ai vu se dessiner un visage fin au teint pâle, presque blafard. Combiné à son accoutrement, j’avais l’impression d’avoir affaire à un personnage tout droit sorti d’un roman fantastique du 19e siècle.
Lions lui propose alors un sujet de thèse autour de l’équation de Boltzmann. Réponse de Villani :
Je pense que c’est une très bonne idée de sujet. En revanche, je ne pourrai pas commencer à travailler tout de suite. Je suis secrétaire du bureau de l’association des élèves et je suis en pleine préparation du bal de l’école.
Un bal. La caricature du 19e siècle était complète. Cette fois, j’étais certain de la raison de son retard : il n’avait pas réussi à trouver une place à proximité du café pour garer son cheval.
Après quelques mois, Villani se révéla un travailleur acharné :
un bosseur hors norme. Une machine à abattre des murs. Ce qui me frappait le plus, c’était sa volonté, sa ténacité, sa capacité à mobiliser toute son énergie vers l’objectif à atteindre.
La suite est connue : Villani a soutenu brillamment sa thèse et poursuivi ses travaux qui l’ont mené jusqu’à la médaille Fields. C’est à partir de là qu’il a commencé à prendre la lumière, un peu trop au goût de son ancien directeur de thèse.
Le 22 octobre 2011, Télérama publie un article intitulé Cédric Villani, “la Lady Gaga des maths”, une expression qui lui a ensuite collé à la peau. Pierre-Louis Lions voit d’un mauvaise œil cette surmédiatisation dont il estime qu’elle porte préjudice à l’intéressé et à leur discipline. Quelques mois après la publication de cet article, ils se sont croisés à l’université de Bucarest et Lions a mis les choses au clair :
… j’ai pris la peine de lui faire part de mon ressenti. Ou plutôt, j’ai passé une bonne heure à l’engueuler. C’est bien de vulgariser une discipline mal comprise voire mal aimée, mais, non, ce n’est pas bien de faire le clown. Non, ce n’est pas une bonne chose de se faire appeler “la Lady Gaga des maths”. Il doit être possible, lui ai-je-dit, de poursuivre son œuvre utile d’explication et de démythification en ayant du respect pour soi-même et pour notre discipline.
Cet épisode reflète la culture académique française, où l’humilité et la discrétion restent la norme. Pour ma part, je ne vois pas pourquoi les universitaires devraient se priver de visibilité médiatique, tant qu’ils restent dans leur domaine.
En refermant ce livre, on retient que dans la tête bien remplie de Pierre-Louis Lions, cohabitent avant tout une curiosité insatiable, le plaisir d’apprendre et de comprendre, le goût du partage et de la transmission, et un profond désir de liberté.