6 principes pour réduire les biais cognitifs

Popularisés par les travaux et le best-seller de Daniel Kahneman, les biais cognitifs et leur influence sur les décisions sont désormais largement reconnus. Dans une revue de littérature, j’ai analysé leur impact dans quatre secteurs clés : le management, la finance, la médecine et la justice.

En revanche, les principes et méthodes permettant de contrer les biais restent beaucoup moins connus. Je recense ici six principes génériques, fondés sur la recherche, pour réduire efficacement leur influence.

1) Considérer l’opposé

Des biais cognitifs majeurs comme l’excès de confiance ou le biais de confirmation créent un effet tunnel, qui nous pousse à privilégier une hypothèse et à négliger les alternatives.

Un exemple marquant est l’accident du vol Air France 447 (Rio-Paris) en 2009. Quel a été le processus de décision chez les pilotes lorsque l’alarme de décrochage s’est déclenchée ? Le rapport du Bureau d’enquêtes et d’analyses (BEA) publié en juillet 2012 souligne « la non-prise en compte de l’alarme de décrochage par l’équipage » en raison d’une « confusion possible avec une situation de survitesse ».

En effet, l’enregistrement sonore révèle qu’un des co-pilotes a privilégié l’hypothèse de la survitesse au détriment de celle du décrochage : “J’ai l’impression qu’on a une vitesse de fou”, “J’ai l’impression qu’on a une vitesse folle, vous ne trouvez pas ?”.

Pour éviter cette tunnélisation cognitive, il est utile de confronter son avis ou son hypothèse à des points de vue contradictoires. Cette contradiction peut être externe (par un « avocat du diable » ou une red team chargée d’identifier les failles d’un projet) ou interne (en générant soi-même la contradiction via l’exercice de considérer l’opposé).

La technique du pre-mortem, proposée par Gary Klein, applique ce principe à la gestion de projets. Souvent, les chances de réussite sont surestimées à cause de la pensée grégaire et du poids des partisans du projet. Le pre-mortem, réalisé avant le lancement, consiste à demander à l’équipe de considérer l’opposé, en l’occurrence, d’imaginer l’échec total du projet :

Imaginez que nous soyons dans un an. Nous avons mis le plan en œuvre tel qu’il est. Le résultat est une catastrophe. Prenez cinq à dix minutes pour rédiger une histoire succincte de cette catastrophe.

Cet exercice oblige à adopter un angle radicalement différent et met en lumière des points faibles invisibles autrement.

2) Structurer le jugement humain

Imaginez : vous êtes dirigeant d’une PME et vous menez un entretien d’embauche. Dès les premières minutes, vous ressentez une impression négative. Est-elle valide ? Pas nécessairement. L’apparence physique du candidat a pu susciter chez vous un jugement défavorable immédiat, qui s’est ensuite étendu à votre évaluation globale : c’est l’effet de halo. Pire encore, vos questions ont peut-être orienté l’échange pour confirmer cette impression initiale, via la mécanique implacable du biais de confirmation.

L’entretien d’embauche traditionnel – une discussion libre entre candidat et recruteur – laisse toute latitude à la subjectivité. Or, cette subjectivité ouvre grand la porte aux erreurs cognitives.

L’entretien structuré est une alternative qui vise à réduire cette subjectivité et l’erreur qui l’accompagne. Il repose sur deux principes :

  • Pertinence : poser uniquement des questions en lien direct avec les compétences requises pour le poste (exit les « Si vous étiez un animal, lequel ? »).
  • Standardisation : poser les mêmes questions à tous les candidats et évaluer les réponses selon des critères préétablis.

Certains recruteurs voient dans cette méthode une perte de liberté. C’est en réalité le prix à payer pour obtenir une évaluation plus valide des candidats. Les données sont claires : une synthèse de référence montre que la corrélation entre un entretien traditionnel et la performance au travail n’est que de 0.19, contre 0.42 pour un entretien structuré.

D’une manière générale, tout jugement humain est vulnérable à l’erreur cognitive. Encadrer et structurer ce jugement est l’un des moyens les plus efficaces pour en limiter l’impact.

3) Fournir au décideur des outils d’aide à la décision

Imaginez : une personne est arrêtée en possession illégale d’une arme à feu. Le juge doit décider s’il la place en détention provisoire ou la remet en liberté dans l’attente du procès. Pour trancher, il doit estimer le risque que cette personne ne se présente pas à l’audience si elle est libérée.

Dans certains pays, comme les Etats-Unis ou l’Espagne, des IA entraînées sur des millions de dossiers judiciaires sont utilisées pour estimer ce risque de non-comparution. Ces prédictions constituent une information précieuse pour le juge, qui peut les intégrer à son raisonnement.

Une meta-analyse récente publiée dans Nature Human Behaviour montre que la combinaison Décideur + IA surpasse généralement le Décideur seul (partie b de la figure ci-dessous). Toutefois, elle révèle aussi que cette combinaison reste souvent moins performante que le meilleur décideur humain ou la meilleure IA pris isolément (partie a de la figure). Ceci nous amène au 4e principe de débiaisement.

4) Automatiser la décision

Cette méthode consiste à remplacer purement et simplement la décision humaine par un outil initialement conçu pour l’assister. Dans l’exemple précédent, cela reviendrait à décider de la mise en détention provisoire d’un prévenu uniquement sur la base de l’estimation du risque de non-comparution produite par l’IA.

Voici un autre exemple dans le domaine de la finance. Un biais bien connu chez les investisseurs particuliers est le biais de disposition : la tendance à vendre trop vite les titres gagnants (pour “sécuriser” un gain) et à conserver trop longtemps les titres perdants (pour éviter de “cristalliser” une perte). Une étude ayant analysé les transactions de 10 000 comptes individuels de 1987 à 1997 a montré que les titres gagnants ont 50 % plus de chances d’être vendus que les titres perdants. Résultat : la proportion d’actifs perdants dans le portefeuille augmente au fil du temps, ce qui dégrade la performance globale.

Pour contrer ce biais, certains investisseurs appliquent des règles automatiques :

  • Stop loss : vendre une action perdante dès qu’elle franchit un seuil de perte défini (neutralise la tendance à vendre trop tard).
  • Trailing stop : laisser une action gagnante monter, mais la vendre automatiquement si elle repasse sous un certain seuil (neutralise la tendance à vendre trop tôt).

L’automatisation est une méthode radicale : elle supprime l’arbitraire humain. Mais les travaux sur la décision actuarielle sont sans appels : une règle décisionnelle simple surpasse le jugement humain dans environ la moitié des cas… et fait aussi bien dans l’autre moitié.

5) La collégialité

Le recours à la décision collective peut atténuer les biais individuels. L’une de ses forces est de mettre en confrontation des points de vue différents, ce qui aide à éviter la tunnélisation cognitive.

Dans le domaine judiciaire, l’adage « Juge unique, juge inique » illustre bien le risque de partialité lorsqu’une décision repose sur une seule conscience. La collégialité figure d’ailleurs parmi les solutions procédurales régulièrement citées par les magistrats – aux côtés du principe du contradictoire ou de la barémisation – pour limiter l’impact des biais cognitifs.

Cependant, la collégialité n’est pas une panacée.

  • Elle peut engendrer un biais de concentration, où le groupe se focalise sur les informations connues de tous, en négligeant celles – parfois cruciales – détenues par une minorité.
  • Elle peut aussi provoquer une polarisation de groupe, amplifiant la tendance initiale de la majorité au lieu de la tempérer.

En somme, la décision collective peut réduire certains biais… mais elle en introduit parfois de nouveaux.

6) La sagesse des foules

Autre stratégie collective pour neutraliser les biais individuels : la sagesse des foules. Popularisée par l’adage « None of us is as smart as all of us », elle repose sur l’agrégation de jugements individuels qui doivent être :

  • Indépendants (les participants ne se concertent pas)
  • Diversifiés
  • Basés sur une information décentralisée (chacun se forge son opinion sans influence extérieure).

Dans The Wisdom of Crowds, le journaliste James Surowiecki documente de nombreux cas où la moyenne ou la médiane des jugements individuels surpasse la précision de chaque jugement pris isolément.

Un exemple devenu classique remonte à 1906 : le scientifique britannique Francis Galton organisa, lors d’une foire agricole, un concours visant à estimer le poids de viande qu’un bœuf fournirait après abattage et découpe. Parmi les 787 participants, la médiane des estimations fut de 1 207 livres (547 kg), soit pratiquement le poids réel de 1 198 livres (543 kg).

Aujourd’hui, ce principe est appliqué dans divers domaines, de la prévision électorale à la finance, où l’agrégation d’avis indépendants peut produire des estimations plus fiables qu’un expert isolé.

Conclusion

Les principes présentés ici sont génériques. Pour réduire efficacement l’impact des biais cognitifs dans un contexte donné, il est crucial de sélectionner le ou les principes les plus pertinents, et de les implémenter d’une façon adaptée à ce contexte.